vendredi, mars 25, 2005


Fuite

Mercredi matin, en cours d'espagnol.
Il est 11:23 et notre proffe (stune damoiselle) nous entretient sur les merveilles de l'irrégularité des verbes forts au prétérit, les -iste, -uve, -ieron et autres subtilités follement chiantes intéressantes. J'aurais sans doute désigné cette heure de conjugaison comme étant le moment le plus excitant de ma journée si ce qui va suivre ne s'était pas produit.

Assomés donc par tous ces verbes qui nous tombent en travers de la tronche, nous comatons en choeur, le stylo dans une main, la tête nonchalamment soutenue par l'autre, simulant un réel intérêt pour les extravagances de Ser et Ir mais rêvant tous à un monde meilleur où la conjugaison n'aurait pas lieu d'être.
Lorsque soudain : quatre violents coups résonnent.
Sursaut général, tous les regards se tournent vers l'entrée de la salle. Pas le temps de dire ouf que déjà le proviseur adjoint a violemment ouvert la porte et s'est introduit dans notre classe. Le cheveu en bataille, le front humide et le regard nerveux, il nous somme d'une voix crispée de rester assis. Il est essouflé, ça s'entend; il reprend très rapidement sa respiration, puis nous annonce, complètement alarmé cette fois : "prenez-vos affaires, n'allumez surtout pas vos portable, et sortez, dépêchez-vous, il y suspicion de fuite de gaz, les cours sont suspendus, évacuez le bâtiment, VITE !". Et il repart comme il est arrivé, dans un courant d'air, en lâchant un timide "et surtout pas de panique hein", étouffé par le bruit des pas affolés de 600 élèves dans le couloir.

Pendant environ une seconde et quart règne un silence de mort. Le temps d'assimiler la nouvelle, je pense.
Personnellement, je réagis en trois mouvements :
1 (léger battement de cils, air perplexe) - ah, une fuite de gaz?
2 (prise de conscience) - merde, une fuite de gaz !
3 (panique générale) - AAAAAAAAAAAARGHHH UNE FUITE DE GAAAAZ, mâââârde mârde, tire-toi Lucie, sauve ta peau, aaaaaah !!

Et là c'est la mêlée générale, tout le monde se jette sur ses affaires, remballe sa trousse, ses cahiers et ses irréguliers; c'est au premier qui sera dehors.
Moi, je revisualise en version MegaDolbyDigitalStereoGrandEcran l'explosion de l'immeuble Mul.housien, pas loin d'ici, il y a quelques mois, et repense aux 17 morts. Je me vois mourir, écrasée par les débris lycée qui se déchire et vole en éclats, brûlée à vif, détruite par les flammes, tenant mes verbes irréguliers dans les mains. Pathétique.
Rigolez, rigolez seulement; n'empêche que pendant une minute j'ai vraiment pensé que j'y resterais.

Et puis je me suis rappelée que le monsieur, là, il n'a pas dit qu'il Y AVAIT une fuite de gaz, mais qu'il y'avait *suspicion* de fuite de gaz ! Je me suis littéralement accrochée à ce petit mot de rien du tout, le répétant en boucle genre pour me persuader que ce n'est rien de grave, mais si vous savez, Méthode Coué, tout ça ? "suspicionsuspicionsuspicion, peut-être que c'est du chiqué hein, ils en seraient bien capable cette bande de CONS ! susipicionsuspicion, PUTAIN de trousse de MEEEERDE TU VAS RENTRER DANS MON SAC OUI OU PROUT ?!!! suspicionsuspicion mais poussez-vouuuus bande de lourdots, vous voyez pas qu'il faut que je sauve ma vie là, aaaaAAAHHH MAMAN JE VEUX PAS MOURIIIIIR !!"

Arrivée dans la cour, je toise le lycée d'un regard méfiant et mes mains tremblent encore (oui, je suis une flippée de la vie, et alors ?) lorsque je sens quelqu'un me sauter vivement au cou. Il n'y a qu'une personne au monde pour faire ça : Jeanne. Les embrassades sont de circonstance, ouf, ma poule, t'es pas morte, j'ai eu peur, je te cherchais, ça va toi ? oui, viens, on s'éloigne.
Nous rejoignons la masse qui s'est accumulée sur la placette devant l'église, à côté du lycée.

Et là, paf, c'est le deuxième effet KissCool.
Un mal de ventre mes amis, une horreur : je me balance d'un pied sur l'autre, les gens pensent sans doute que je dois pisser, alors qu'en fait non; j'ai simplement un énorme couteau denté (c'est plus douloureux) qui me transperce les entrailles, qui remue les viscères, qui mélange, triture, extermine tout ce qu'il me reste de vivant entre le nombril et les reins.
Alors oui bien sûr, nous sommes en période pré-débarquement des anglais. Mais cinq minutes auparavant mon bas-ventre pétait la forme hein, aucun souci, merci pour lui, c'était la fête intra-muros de moi, disco dance, paillettes et tout le barda.
Brefle, douleur sourde et aiguë, j'ai la tête qui commence à tourner, uuuhhh les gens tanguent bizarrement autour de moi, j'ai des bouffées de chaleur; je supplie Jeanne de nous asseoir quelque part. Je suppose qu'elle ne m'entends pas puisqu'elle continue de voleter de groupe en groupe, demandant des nouvelles aux uns, rigolant avec d'autres, alors que je suis prête à me coucher par terre, à même le gravier, devant plus de 600 lycéens pour que ça arrête de faire mal bordelapute.

Les pompiers arrivent, sirènes dehors, avec leur gros camions. Les policiers suivent de près et bloquent tous les accès au lycée; les bus qui viennent nous chercher normalement à midi l'ont dans le q, ça bouchonne, ça klaxonne, bref, c'est la merde générale.

Et puis zut, je choppe Jeanne par le bras, et je l'emmène sur un banc où je m'écroule.
Rhâââââ, bonheur; je respire enfin. Je me masse et refroidis mon ventre avec mes mains, tentant désespérement de calmer la douleur.
Histoire de ne pas s'arrêter en si bon chemin, je ne suis jamais que sur le point de tomber dans les pommes hein, la nausée me prend. J'essaie de réprimer mon envie pressante de gerber tout mon petit-déj' et mon croissant aux amandes de 10 heures et je prie pour que des waters tombent miraculeusement du ciel, livrés avec la cabine qui va bien, et puis tiens, pourquoi pas un lavabo aussi, et un savon qui sent bon, voire une douche, ou alors même un bon bain chaud à bulles ?

Je me rends compte à quel point je suis émotive tout de même; je veux dire, il n'y a rien eu. Juste une *suspicion* de fuite de gaz, et ça m'a suffit pour me retrouver dans des états pas croyables.
Qu'est-ce que ce sera, hein, le jour où il arrivera un truc grave ? Genre, ben..euh..
..grave.

Epilogue.
Une copine de moi, dont la soeur de la mère travaille à l'académie de strasbourg, nous a expliqué ce qui s'est réellement passé. En fait, une des assistantes des profs de chimie a fait un mélange un peu douteux, s'est planté dans les doses, et une réaction chimique s'est produite. Un petit nuage de rien du tout, qui sentait UN PEU le gaz.
Sauf que ça n'en était pas.

Donc, il ne s'est absolument rien passé et nous n'avons à aucun moment risqué notre vie.
Mais ce rien a tout de même provoqué la panique générale, fait se déplacer une dizaine de pompiers, autant de policiers, des bonhommes spécialistes du gaz, mis sur le trottoir des centaines de lycéens et de profs et fait s'arrêter les cours pendant une heure.

La honte quand même.